Du 24 au 30 septembre 2024, la 79e Assemblée générale des Nations Unies s’est tenue à New York, en présence de quelques 130 chefs d’États et de gouvernements. Au cours de cette Assemblée générale, le Sommet de l’avenir de l’ONU s’est déroulé à New York sous la devise «Des solutions multilatérales pour un avenir meilleur». Le plan de réforme négocié à cette occasion sous la direction de l’Allemagne et de la Namibie, connu sous le nom de «Pacte pour l’avenir», a ensuite été adopté par les Nations unies.
Efforts pour réformer l’architecture internationale de la modernité capitaliste
Dans son discours, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a qualifié le Pacte pour l’avenir d’ «étape importante dans la réforme de la coopération internationale» et a souligné: «nous sommes ici pour sauver le multilatéralisme de l’abîme. Je vous ai invités à ce sommet parce que les défis du 21e siècle exigent des solutions du 21e siècle.» Le chancelier allemand Olaf Scholz a expliqué que le Pacte pour l’avenir pouvait servir de boussole pour renforcer la coopération et le partenariat au sein de la communauté internationale. Dans le Pacte pour l’avenir, les États membres des Nations unies se sont engagés à réformer le Conseil de sécurité des Nations unies. La mesure 39 stipule qu’ils «tiendront compte de la nécessité urgente de le rendre plus représentatif, plus inclusif, plus transparent, plus efficace, plus démocratique et plus responsable». Plus précisément, l’organe le plus puissant de l’ONU ne doit plus refléter l’ordre d’après-guerre des puissances victorieuses, mais «les réalités du monde contemporain». À New York, le chancelier allemand Olaf Scholz a également appelé à une réforme rapide : « Il est de plus en plus évident que la structure actuelle du Conseil de sécurité est dysfonctionnelle. C’est pourquoi la réforme doit enfin avoir lieu maintenant. »
Le continent africain est mentionné comme une priorité dans le Pacte pour l’avenir. L’Union africaine demande deux sièges permanents au Conseil de sécurité, étant donné que le continent abrite un milliard de personnes et que la moitié des réunions du Conseil de sécurité sont liées à l’Afrique.
Dans ce contexte, le Pacte pour l’avenir vise à réformer l’ordre international, ce qui inclut des déclarations d’intention de modifier la composition du Conseil de sécurité de l’ONU, des demandes d’ajustement du système financier international en faveur du «Sud Global», de réformer l’architecture financière internationale (c’est-à-dire la Banque mondiale et le Fonds monétaire international), etc. Les représentants de ces institutions internationales expliquent eux-mêmes leur inefficacité à résoudre les guerres et les crises. Évoquant le génocide en Palestine et d’autres guerres, Antonio Guterres a déploré un « monde d’impunité ». Un nombre croissant de gouvernements piétinent et sapent le droit international : « Ils peuvent envahir un autre pays, dévaster des sociétés entières ou ignorer complètement le bien-être de leur propre peuple. Et rien ne se passera. »
De l’autre côté de la planète, on parle également d’un changement nécessaire de l’ordre mondial. Une déclaration commune lors du sommet Chine-Afrique qui s’est tenu à Pékin au début du mois de Septembre a fait la promotion d’un «multilatéralisme authentique» et a critiqué l’Occident. Les puissances occidentales «s’ingèrent dans les affaires intérieures d’autres États, violent leurs droits et intérêts légitimes et entravent ainsi le développement et le progrès de l’humanité contre l’avis de la communauté internationale». Non contente de cette déclaration et de sa critique de l’architecture internationale de la modernité capitaliste, la Chine construit tout un cadre de nouvelles organisations internationales contre l’hégémonie occidentale. Il s’agit notamment de « la nouvelle route de la soie » (Belt and Road Initiative), de l’alliance des BRICS, pilotée par la Chine, dont les membres fondateurs comprennent le Brésil, la Russie, l’Inde et l’Afrique du Sud aux côtés de la Chine, et de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures. Il y a également l’Initiative pour la Sécurité Mondiale et, en son cœur, l’Initiative pour le Développement Mondial.
Le capitalisme comme régime de crise
Les discussions qui ont eu lieu lors de la dernière Assemblée générale des Nations unies, et la décision d’adopter le Pacte pour l’avenir montrent clairement que non seulement les opposants au système, mais aussi le « club des riches », c’est-à-dire les représentants et les forces du capitalisme moderne, sont conscientes de la crise du système existant. Les deux parties proposent de plus en plus d’analyses et de solutions à la crise.
Cependant, pour les forces démocratiques et les activistes des mouvements progressistes, révolutionnaires et critiques du système, il est clair que la modernité capitaliste elle-même est le principal facteur à l’origine de toutes les crises économiques, de la faim, de la pauvreté et des catastrophes environnementales, des divisions entre les classes sociales et politiques, du pouvoir, de l’urbanisation extrême et de toutes les conséquences qui en résultent : maladies, aberrations idéologiques, appauvrissement moral et déclin. Il est intéressant de noter que la lutte pour la liberté de la société kurde au Kurdistan, ignorée par les Nations unies, s’est non seulement inscrite à l’ordre du jour de la politique internationale au prix de grands efforts, mais a également réussi à attirer l’attention sur d’autres solutions. Dans ce contexte, le leader kurde Abdullah Öcalan souligne que le système, qui traverse une crise mondiale, ne peut être maintenu que par un régime de crise en état d’urgence : «Le capitalisme lui-même, principal pilier de la modernité, est la cause de la crise. Comme il est fondé sur la loi du profit maximum et qu’il fonctionne en ignorant les besoins fondamentaux et l’écologie de la société et de l’environnement, il ne pourra jamais sortir de la crise. La surproduction et la pénurie sont toujours liées. Le pouvoir, qui prend la forme d’un État-nation dans la modernité, se radicalise contre la société jusqu’au fascisme et transforme le système en un régime de guerre civile et étrangère permanente».1
L’empire du chaos sous l’hégémonie américaine tente de gérer la crise du système. Les différents centres du système capitaliste mondial sont piégés entre la restauration et la réforme. Dans son quatrième volume du Manifeste de la civilisation démocratique, Öcalan examine en profondeur les efforts des différents acteurs de cette crise.
Öcalan explique que les États-Unis sont la puissance hégémonique actuelle de la modernité capitaliste: «En tant que puissance hégémonique du système, les États-Unis pourront montrer leur capacité à sortir de la crise structurelle en se rétablissant eux-mêmes. Mais cette émergence n’atteindra jamais la puissance hégémonique du 20ème siècle. Les États-Unis essaieront de maintenir leur hégémonie en partageant plus de pouvoir qu’auparavant avec d’autres puissances, en particulier l’UE et le Japon »2 Les États-Unis se concentreront donc sur la défense de leur hégémonie au cours de cette phase de restauration.
En ce qui concerne les États de l’Union européenne, Öcalan explique cependant : « Les pays de l’UE continueront à maintenir leur poids en tant que propriétaires de la transformation capitaliste dans le système de civilisation centrale. Ils resteront un allié stratégique des États-Unis. Cependant, la restauration principale et même la réforme doivent être effectuées par les pays de l’UE. Les forces qui réformeront le plus le capitalisme, l’État-nation et l’industrialisme émergeront dans ces pays. C’est en effet dans ce groupe de pays qu’ont été vécus les 500 ans d’histoire de la modernité. (…) L’UE, en tant que puissance la plus informée dans le monde de la communication, sait très bien qu’elle ne peut pas maintenir son modèle de modernité comme auparavant sans ces réformes3. » Öcalan déclare donc que les États-Unis sortiront probablement de la crise systémique par la restauration et l’UE par la réforme. Les discussions sur le Pacte pour l’avenir de l’ONU peuvent être mieux comprises et catégorisées dans ce contexte.
Dans ses écrits, Abdullah Öcalan aborde également plus en détail le rôle de la Chine qui, comme nous l’avons vu plus haut, parle également de la nécessité de changer l’ordre mondial et promeut la mise en place de nouvelles institutions internationales : «La Chine, qui compte l’un des anciens centres de civilisation de l’Asie de l’Est, tente de faire l’expérience d’un capitalisme, d’un État-nation et d’un industrialisme uniques avec sa synthèse du libéralisme et du socialisme réel. On ne peut pas s’attendre à ce qu’elle fournisse une formation très différente de la modernité centrée sur l’Europe. Au contraire, elle essaiera de devenir compétente dans la forme la plus réactionnaire de ce que nous pouvons appeler sa forme germanique (prussienne). En tant que telle, on ne peut s’attendre à ce qu’elle remplace les États-Unis en tant que nouveau centre de pouvoir hégémonique. On peut s’attendre à ce qu’elle connaisse progressivement une réforme capitaliste limitée appelée libéralisation. L’État-nation et l’industrialisme continueront à maintenir leur existence avec persistance. Sinon, elle ne pourra pas soutenir le développement capitaliste. Une transformation démocratique et socialiste pourrait être envisagée. Cette possibilité devrait être anticipée davantage lorsque la crise structurelle du capitalisme s’aggravera ».4
Cependant, bien que le système de l’État-nation connaisse actuellement de graves problèmes et que ses fissures s’élargissent de jour en jour, il reste le système le plus solide, tant au niveau régional que mondial : « Les États-nations, qui sont plus de deux cents, sont représentés par des unions régionales (notamment l’Union européenne, l’ALENA, qui regroupe les États-Unis, le Canada et le Mexique, l’APEC en Asie du Sud-Est) et par les Nations unies à l’échelle mondiale. Le système de civilisation démocratique est représenté par des forums souples et informels comme le Forum social mondial et par des syndicats non étatiques et dépourvus de pouvoir de travailleurs et de peuples qui sont inadaptés.»5
La décolonisation en Afrique et la tentative de «Fabriquer le monde après l’empire »
Dans le contexte du Pacte pour l’avenir des Nations unies, l’un des enjeux était la question de l’amélioration des possibilités de participation des pays du Sud, en particulier de l’Afrique. Un examen plus approfondi de la période des processus de décolonisation mondiale au milieu du XXe siècle nous montre les efforts révolutionnaires déployés par le passé pour transformer l’ordre international à partir du continent africain, mais aussi leurs limites.
Le 6 mars 1957, Kwame Nkrumah, premier président du Ghana, s’est présenté devant la nation pour proclamer l’indépendance de la Côte-de-l’Or, qui s’appellerait désormais «Ghana» en hommage à l’ancien empire d’Afrique de l’Ouest. Dans son discours, Nkrumah déclare que l’année 1957 marque la naissance d’une nouvelle Afrique, «prête à mener ses propres batailles et à montrer qu’après tout, l’homme noir est capable de gérer ses propres affaires». À ses yeux, la lutte pour l’indépendance du pays, qui a duré dix ans, n’était qu’une bataille dans la lutte plus vaste pour l’émancipation de l’Afrique. « Notre indépendance n’a pas de sens si elle ne s’accompagne pas de la libération complète du continent africain », a déclaré Nkrumah. Mais ce lien entre l’indépendance ghanéenne et l’émancipation africaine n’attendait pas seulement la création de nouveaux États, il considérait également l’indépendance nationale comme un premier pas vers la formation d’une fédération panafricaine et la transformation de l’ordre international. Nous savons aujourd’hui que l’État-nation en tant que forme d’organisation politique est incapable de réaliser les idéaux d’un avenir démocratique, égalitaire et anti-impérial.
Dans son livre La Fabrique du monde après l’Empire : La naissance et la chute de la détermination nationale, la politologue américaine d’origine éthiopienne Adom Getachew examine en profondeur les efforts de décolonisation à l’échelle mondiale et la pensée politique de l’avant-garde intellectuelle des critiques anticolonialistes noirs anglophones tels que Nnamdi Azikiwe, W.E.B. Du Bois, Michael Manley, Kwame Nkrumah, Julius Nyerere, George Padmore et Eric Williams au cours des trois décennies qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle avance la thèse importante selon laquelle la décolonisation était un projet de transformation du monde, visant à établir un ordre international non dominant et égalitaire. Contrairement à la pratique courante qui consiste à comprendre la décolonisation comme une étape de la formation d’États-nations, pendant laquelle les aspirations anticoloniales à l’autodétermination ont culminé dans le rejet de la domination étrangère et la fondation d’États-nations, elle comprend le nationalisme anticolonial comme une « La fabrication d’un monde ».
En effet, les principaux acteurs dans cette étude pensent l’autodétermination d’une manière qui va au-delà de son association habituelle avec la nation – en établissant que la réalisation de cet idéal repose sur des institutions juridiques, politiques et économiques dans la sphère internationale qui peuvent garantir la non-domination. Ce point de vue repose sur une conception globale de l’empire qui situe la domination étrangère dans des structures internationales d’intégration inégale et de hiérarchie raciale. Dans cette perspective, l’empire est une forme de domination qui transcende les relations bilatérales entre le colonisateur et le colonisé. Une contrepartie anticoloniale globale similaire était donc nécessaire pour éradiquer la hiérarchie qui rendait cette domination possible. Les nationalistes anticoloniaux de l’époque ont donc cherché à surmonter les manifestations juridiques et matérielles de l’intégration inégale et à ouvrir la voie à un monde post-impérial en poursuivant trois projets différents : l’institutionnalisation d’un droit à l’autodétermination au sein des Nations unies, la formation de fédérations régionales et la revendication d’un Nouvel Ordre Économique International (NIEO).
Trois ans seulement après l’indépendance du Ghana, 17 autres États africains ont rejoint les Nations unies. Cette adhésion a marqué l’apogée de la décolonisation à l’époque. C’est pourquoi l’année 1960 a été baptisée « Année africaine ». Cette année-là, le bloc africain a mené avec succès des efforts au sein des Nations Unies afin d’adopter la résolution 1514 de l’Assemblée générale, intitulée « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux ». Cette déclaration décrit la domination étrangère comme une violation des droits humains, réaffirme le droit à l’autodétermination et appelle à la fin immédiate de toutes les formes de domination coloniale.
L’année 1960, qui a marqué une rupture radicale dans l’histoire de la société internationale moderne, est généralement inscrite dans une représentation type de la décolonisation, selon laquelle la transition de l’empire à l’État-nation et l’expansion de la société internationale pour y inclure de nouveaux États se sont déroulées sans heurt et de manière inévitable. Cette image de la décolonisation repose sur l’idée que les nationalistes anticoloniaux ont emprunté le langage de l’autodétermination à la tradition internationaliste libérale du président américain Woodrow Wilson afin de garantir l’indépendance vis-à-vis d’une autorité étrangère. En adoptant cette rhétorique de l’autodétermination libérale, les nationalistes du monde colonisé ont fini par imiter les formes institutionnelles préexistantes, celles de l’État-nation.
Adom Getachew souligne toutefois que le fait de considérer le nationalisme anticolonial comme la fabrication d’un monde torpille les prémisses centrales de cette conception ou de cette représeantation type et de ce récit standard. Tout d’abord, une telle approche comprend le concept d’empire comme allant au-delà de la simple domination étrangère en montrant clairement comment les critiques anticoloniaux noirs ont également théorisé l’empire comme la structure d’une hiérarchie raciale internationale. Faisant écho au célèbre diagnostic de W.E.B. Du Bois selon lequel « le problème du vingtième siècle est celui de la ligne de couleur, de la ségrégation par la couleur », les protagonistes de cette période ont donc concentré leur attention critique sur l’héritage de la hiérarchie raciale et de l’esclavage qui a persisté dans l’émergence de la société internationale moderne. Leur vision d’un ordre mondial post-impérial les a donc incités à créer des institutions internationales capables de garantir les conditions de la non-domination. La thèse selon laquelle l’indépendance nationale dépend des institutions internationales est l’une des principales conclusions du concept anticolonial d’autodétermination.
Ce projet international, le Nouvel Ordre Économique International (NIEO), lancé en 1964 dans le cadre de la première conférence sur le commerce mondial et formulé dans une charte et une déclaration dix ans plus tard, était le plan le plus ambitieux des mouvements de libération nationale africains pour une organisation mondiale anticoloniale. Le projet d’organisation mondiale du NIEO a été lancé après l’échec des fédérations régionales. En effet, les États postcoloniaux, dont la plupart étaient essentiellement producteurs de matières premières, connaissaient une détérioration significative de leurs conditions commerciales, ce qui menaçait leur développement économique et démontrait une fois de plus que la construction d’une nation postcoloniale était toujours sensible aux influences extérieures. Le NIEO a cherché à aborder un large éventail de questions économiques mondiales, notamment la propriété des ressources naturelles terrestres et marines, la relation des sociétés multinationales avec l’autorité de l’État, ainsi que le transport et la distribution des biens commerciaux. Toutefois, il s’agissait avant tout de remédier à l’inégalité des termes de l’échange entre les pays en développement et les pays industrialisés.
À leur apogée, les luttes de libération nationale ont donc cherché à se protéger au sein du système mondial en créant une sorte de « nouvel internationalisme postcolonial de l’État-nation ». Toutefois, au nom de l’auto-préservation, ces nouveaux États-nations ont rapidement commencé à imposer un régime autoritaire aux sociétés qu’ils avaient « libérées » ou à recourir à la violence contre d’autres différences au sein de leurs propres États. Ces mouvements anticoloniaux ont accepté les frontières coloniales dont ils avaient hérité et ont insisté sur l’intégrité territoriale. Cela a conduit à de nombreux conflits (interétatiques), tels que la crise du Katanga pendant la crise du Congo de 1960-1963 et la guerre du Biafra de 1967-70. Le droit des nations à l’autodétermination s’est éteint du fait que ces grandes ambitions historiques n’aient pu être soutenues et mises en œuvre.
Cet héritage historique nous montre que la solution de l’État-nation est incapable de déterminer le destin des peuples et de les protéger de l’intégration dans le système capitaliste mondial. L’accent mis sur l’État-nation en tant que forme centrale d’organisation politique a marqué le début du déclin de l’autodétermination postcoloniale et constitue l’une des principales raisons idéologiques et politiques de l’effondrement de l’ambitieuse fabrique du monde anticolonial. Deux autres raisons expliquent cet échec. Premièrement, l’interprétation du droit des peuples à l’autodétermination comme équivalant à la création d’États-nations. La seconde est l’inutilité ou la marginalisation croissante d’institutions internationales telles que les Nations unies. La scène de l’ONU et de son Assemblée générale est désormais davantage un lieu où les chefs d’État de pays comme la Turquie et Israël peuvent ouvertement annoncer leurs politiques génocidaires à l’encontre des peuples kurde et palestinien et les expliquer à l’aide de cartes – sans avoir à craindre la moindre conséquence ou même des sanctions.
Tirer les leçons de la défaite
Dans ce contexte, le point de départ de l’évolution stratégique, ou « changement de paradigme », du Mouvement pour la liberté du Kurdistan et de son pionnier Öcalan est la prise de conscience qu’aucune des forces anticapitalistes et anticoloniales du 20e siècle n’a gagné. Elles ont toutes subi des défaites de manières très différentes. Le capitalisme et le libéralisme « ont d’abord assimilé les sociaux-démocrates allemands, puis les systèmes basés sur le socialisme réel, y compris la Russie et la Chine, et enfin les systèmes de libération nationale. Ces trois courants ont subi une défaite claire face au libéralisme et, malheureusement, ils n’ont pas encore procédé à une autocritique claire à ce sujet »6 En ce sens, le changement de paradigme est également apparu comme un processus d’apprentissage à partir des expériences des mouvements de libération nationale qui ont été absorbés par la modernité capitaliste. L’origine de toutes ces erreurs réside dans l’acceptation de l’État-nation centralisé comme cadre fondamental pour la classe ouvrière en particulier et la société en général. Les forces anti-systémiques et les protagonistes des mouvements de libération nationale africains n’ont pas été en mesure de développer une critique holistique et structurelle de la modernité capitaliste ou de créer un système alternatif. En effet, ils ont fondé leur politique révolutionnaire sur l’État-nation qui, avec l’industrialisation et le capitalisme, est un pilier central de la modernité capitaliste. Dès qu’ils sont devenus des États-nations et qu’ils ont progressé dans certaines branches de l’industrie, leur anti-impérialisme et leur anticapitalisme ont cédé la place à un modernisme extrême. À long terme, le socialisme réel et les expériences nationalistes de libération n’ont donc été que du sang neuf pour la modernité capitaliste.
Le confédéralisme démocratique mondial comme boussole pour la fabrique du monde par les peuples
En ce sens, Öcalan souligne que les problèmes causés par la modernité capitaliste ont toujours été abordés à l’aide de la pensée et des paradigmes de l’État-nation et du nationalisme. L’État-nation a toujours été présenté comme le principal acteur de la résolution de ces problèmes et promu comme le seul modèle. Cependant, pour comprendre correctement l’État-nation, il est nécessaire d’analyser sa position dans le système hégémonique et ses liens avec le capitalisme et l’industrialisme. Cette analyse montre clairement que l’État-nation est un pilier de la modernité capitaliste.
L’aspect central du nouveau paradigme d’Öcalan et du concept de nation démocratique concerne donc la réinterprétation du droit des peuples à l’autodétermination : « L’analyse inadéquate de la question de l’État par l’idéologie socialiste ne fait qu’obscurcir davantage le problème. Cependant, dans ‘le droit des nations à l’autodétermination’, la vision d’un Etat pour chaque nation était fondamentale en aggravant encore plus la question. (…) Le droit à l’autodétermination des peuples inclut le droit à un État qui leur soit propre. Cependant, la fondation d’un État n’augmente pas la liberté d’un peuple. Le système des Nations Unies, basé sur les Etats-nations, est resté inefficace. Entre-temps, les États-nations sont devenus de sérieux obstacles à tout développement social. Le confédéralisme démocratique est le paradigme opposé, celui des peuples opprimés ». 7Öcalan indique clairement que le seul moyen de réaliser le droit des peuples à l’autodétermination n’est pas la création d’un État-nation, mais que l’approche démocratique-confédérale peut constituer une nouvelle forme d’exercice de ce droit : «Le KCK (Koma Civakên Kurdistan – Union des communautés du Kurdistan) doit être considéré comme une transformation radicale de la solution à la question nationale, car il représente l’interprétation démocratique non étatiste du droit des nations à l’autodétermination en ce qui concerne la question kurde. (…) Le confédéralisme démocratique au Kurdistan est également un mouvement anti-nationaliste. Il vise à réaliser le droit à l’autodéfense des peuples par l’avancement de la démocratie dans toutes les parties du Kurdistan sans remettre en question les frontières politiques existantes. Son objectif n’est pas de fonder un État-nation kurde. Le mouvement a l’intention d’établir des structures fédérales en Iran, en Turquie, en Syrie et en Irak ouvertes à tous les Kurdes et de former en même temps une confédération parapluie pour les quatre parties du Kurdistan ».8
Dans le contexte de la crise structurelle actuelle de la modernité capitaliste et des efforts de réforme et de restauration des forces systémiques, la perspective de solution du confédéralisme démocratique comprend également une perspective internationaliste. Au vu des discussions des représentants de la modernité capitaliste sur le Pacte d’avenir de l’ONU, la question se pose de savoir quelle est la vision des forces de la modernité démocratique pour la (ré)organisation du monde. Le fait est que les différentes alliances de la modernité démocratique sont extrêmement insuffisantes au niveau mondial.
Pour y remédier, Öcalan propose le développement d’un confédéralisme démocratique mondial, c’est-à-dire des confédérations démocratiques locales et régionales avec leurs partis politiques et leurs instruments de la société civile : « L’union mondiale des nations démocratiques, la Confédération mondiale des nations démocratiques, serait une alternative aux Nations unies. Les régions continentales et les grands espaces culturels pourraient former leur propre Confédération des nations démocratiques au niveau local »9. Et Öcalan poursuit : « Le confédéralisme démocratique favorise une union confédérale démocratique mondiale des sociétés nationales, par opposition à l’union des États-nations sous le contrôle du pouvoir super-hégémonique des Nations unies. Pour un monde plus sûr, plus pacifique, plus écologique, plus juste et plus productif, nous avons besoin d’une union quantitativement et qualitativement renforcée de communautés beaucoup plus larges, basée sur les critères de la politique démocratique dans une Confédération démocratique mondiale ».10
Pour construire cette alternative mondiale, Öcalan envisage donc la création d’un « congrès démocratique mondial des peuples qui ne soit pas fixé sur les États »11, dans lequel les courants démocratiques, culturels et féministes locaux et la nouvelle gauche progressiste contre le mondialisme peuvent se rassembler sur diverses plateformes. Alors que le Pacte d’avenir de l’ONU sert de boussole aux forces de la modernité capitaliste, le confédéralisme démocratique mondial représente la boussole et l’agenda pour la construction démocratique du monde par les peuples.
Références
1 – Manifeste pour une Civilisation Démocratique (Quatrième Volume): La Solution de la Civilisation Démocratique – Crise de civilisation au Moyen-Orient
2 – Manifeste pour une Civilisation Démocratique (Quatrième Volume): La Solution de la Civilisation Démocratique – Crise de civilisation au Moyen-Orient
3 – Manifeste pour une Civilisation Démocratique (Quatrième Volume): La Solution de la Civilisation Démocratique – Crise de civilisation au Moyen-Orient
4 – Manifeste pour une Civilisation Démocratique (Quatrième volume): La Solution de la Civilisation Démocratique – Crise de civilisation au Moyen-Orient
5 – Manifeste pour une civilisation démocratique (Troisième volume): Sociologie de la liberté
6 – Manifeste pour une civilisation démocratique (Deuxième volume). Capitalisme – L’âge des dieux sans masque et des rois nus
7 – Abdullah Öcalan, Democratic Nation and Democratic Confederalism (International Initiative Edition)
8 – Abdullah Öcalan, Democratic Nation and Democratic Confederalism (International Initiative Edition)
9 – Manifeste pour une civilisation démocratique (Troisième volume): Sociologie de la liberté
10 – Manifeste pour une civilisation démocratique (Troisième volume): Sociologie de la liberté
11 – Abdullah Ocalan – Au-delà de l’Etat, du pouvoir et de la violence